Que c’est beau une usine la nuit
Des années durant, j’ai exercé mon métier dans des lieux que la majorité des gens considèrent comme très éloignés de la beauté et de l’émotion. Pourtant ces endroits m’ont inspiré souvent des sentiments où la poésie et le romantisme n’étaient pas absents ; une question de regard sans doute, une approche esthétisante d’un monde ou le fonctionnel prime sur le beau, peut être.
Il faisait froid cette nuit là, le travail, pénible, long, venait de se terminer. Suite de tâches obscures mais pourtant si indispensables, petites pierres ajoutées au formidable édifice…
J’étais seul ou presque. Un peu plus loin d’autres hommes s’affairaient encore autour de la gigantesque machine.
Je me sentais bien, complètement à ma place, la fatigue effacée par un sentiment de plénitude, insensible au froid et à l’obscurité. L’Usine autour de moi, paraissait assoupie, délaissée par ses servants .Et pourtant de ses entrailles on pouvait percevoir ce grondement régulier comme une respiration, grondante et sifflante, si familière que je pouvais en déceler l’origine : le compresseur de la torchère laisserait tranquille les gars du poste de nuit.
L’éclairage, si puissant à l’habitude, semblait cette nuit comme une veilleuse douce et rassurante, disparaissant parfois dans la brume de novembre et laissant entrevoir les formes colossales de la machine. Je la voyais à cet instant comme un marin voit la côte illuminée et lointaine dans la nuit, tellement rassurante et proche.
Cette masse métallique vivait. Je la sentais palpiter, haleter vibrer de toutes ces structures comme une énorme bête dressée par les hommes pour produire le fluide vital, pour cracher de son ventre ses puanteurs toxiques ; j’oubliai à cet instant la somme de soins constants et attentifs que ce complexe organisme exigeait, les dangers à s’approcher trop près de la bête toujours prête à mordre ou à brûler.
Les fluides circulaient dans son complexe réseau de canalisations, les colonnes de distillation dont la cime disparaissait dans le brouillard, hautes et fines comme autant de phares dans la nuit, balisaient cet entrelacs de tuyaux, de cuves, de pompes, de câbles électriques si désordonné d’apparence mais dont la position de chaque élément était due au génie de l’homme, à l’application rigoureuse de lois physiques, mystérieuses pour moi mais dont je mesurais ici l’importance.
De ces froids calculs, de cet ordonnancement mathématique, je pouvais m’affranchir, et ne percevoir que le côté profondément humain de cet assemblage ; peut-être savais-je aussi ce que cela représentait d’efforts, de compétences, de solidarité pour les hommes de ce monde auquel j’appartenais. Des hommes au service d’autres hommes, sentiment diffus de remplir un rôle, d’être un rouage nécessaire… Impressions souvent masquées par les contingences du quotidien et dont la perte de la perception explique parfois les rancœurs de toute une partie de ce corps social que représente ce monde ouvrier là.
Cette nuit encore, comme toutes les nuits, des hommes vont surveiller les cadrans, ouvrir et fermer des vannes, ausculter les hoquets du monstre, et lui permettre de s’animer.
Et la machine puissante et obstinée, doucement comme un mirage, fini par s’estomper dans la brume.
Texte de Bernard
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